Des mains moites et une certaine angoisse qui lui tordait le ventre. La petite était assise, sur les marches à l'entrée du dortoir, quelque chose qu'elle n'avait en soit pas pour habitude de faire. La priorité était bien souvent au travail, pour rapporter plus à sa famille, parce qu'en-dehors du travail, c'était l'ennui. Dans les tréfonds des entrailles de la Terre, le travail aussi pénible soit-il, c'est la seule chose qu'ils ont. Mais aujourd'hui, elle était assise, devant l'entrée de son dortoir, à attendre l'arrivée de celle qui devait venir la chercher. Sa sauveuse, sa mère disait. Son futur, son père l'appelait. Elle, elle ne savait pas trop comment l'appeler pour le moment. Mais cette femme allait lui offrir une chance inespérée. Une chance de voir ce dont elle avait lu tant de descriptions dans des livres dont elle ne comprenait parfois même pas tous les mots. Le ciel. Les nuages.
Marianne, elle attendait là, pendant que ses frères partaient au travail avec leur père. Leur mère avait enfin accepté de prendre congé pour son dernier mois de grossesse. Mais elle n'était pas descendue pour l'accompagner. La matriarche savait que sa fille se retournerait, et elle ne devait pas se retourner. Sinon, elle ne partirait pas. Sinon, elle resterait auprès de sa famille, de ceux qu'elle aimait tant, tournant le dos à la liberté, à la chance de devenir quelqu'un d'autre qu'une simple travailleuse. Parce qu'après tout, à quinze ans, et même bien avant, Marianne a toujours voulu faire comme les grands. Les enfants du dessous grandissent bien plus vite, forcés d'aider leur famille, forcés à aller travailler. Mais dans le fond, ce ne sont toujours que des enfants. Sa mère savait qui si elle, elle flanchait, sa fille suivrait, se désisterait.
C'était un pari osé. Parce qu'au fond, quand son ainée était rentrée pour lui annoncer l'offre qu'elle avait reçue, il était clair qu'elle n'avait pas de doutes sur la véracité des propos tenus. Pourtant, rien ne prouvait des intentions de cette "bienfaitrice". Elle donnait son enfant à un avenir promis, mais non-certain. Elle n'aurait jamais non plus de confirmation, aurait à porter le fardeau de savoir que peut-être, elle avait tout bonnement envoyé sa fille dans la gueule du loup, dans un piège quelconque. Tout cela, Marianne n'en avait pas conscience. Elle avait attendu l'avis de sa famille, pour savoir réellement ce qu'elle devait faire. Ses parents avaient parlé, dans une pièce séparée. Elle avait entendu l'inquiétude dans leur voix, mais n'avait pas perçu leurs paroles exactes. Finalement, l'espoir avait eu raison sur le doute. Il a été décidé, que le risque en valait la peine. Alors les au revoir ont été faits la veille, et sa mère s'est chargée de l'adieu le plus difficile, le matin même.
Elle lui avait donné une étreinte, si forte qu'elle était presque douloureuse. Un baiser sur le front, un au revoir d'une voix tremblante. Et avait refermé la porte derrière la jeune fille. Porte qu'elle ignorait si elle pourrait un jour rouvrir. Quelques larmes avaient bien coulé sur les joues de Marianne, mais elle s'était empressée de les essuyer. Ici-bas, on ne pleure pas. On n'a pas le temps pour. Elle s'est contentée de larguer ses angoisses sur la montre à gousset que ses frères lui avaient offert, l'ouvrant et la refermant à répétition. Le cliquetis était familier, une version adoucie, mais semblable au boucan des machines. Elle faisait de son mieux pour graver dans sa mémoire le moindre trait de chacun des visages des siens, parce que jamais elle ne pourrait se le pardonner si un jour venait, où elle aurait oublié à quoi ils ressemblaient.
Son cœur était lourd, bien plus lourd que les charges qu'elle portait habituellement, un poids qu'elle n'avait jamais connu. Tant d'émotions, pourtant toutes si contradictoires les unes des autres, se débattaient dans la tête de la gamine. L'espoir, l'angoisse, la tristesse, l'anticipation. Ses mains abîmées tremblaient. Le regard au sol. Marianne ne l'a pas vue arrivée, mais elle l'a entendue approcher. Des pas sûrs, qui eux, ne semblaient pas avoir le moindre des doutes que la plus jeune avait encore. Elle pouvait encore refuser. Elle pouvait encore retourner avec sa famille. Finir sa vie ici, de la même manière que les autres. Mourir de fatigue, s'étouffer dans la poussière. Entourée par son sang, les siens. Les amis qu'elle s'était faits dans ce lieu si impropice, mais où pourtant, chacun aidait son prochain.
Elle releva la tête, pour trouver des siens les yeux de celle qui aurait désormais sa vie entre les mains.
— Emmenez-moi avec vous, s'il vous plaît.
Et pourtant, sa voix n'avait trahi aucun de ses doutes. Ses yeux, brillaient sûrement de plus d'espoir qu'elle ne pensait avoir en elle.