La logique et le bon sens n'ont pas de place dans cet appartement ≡ Ace (fb)

fb. 595

Grognement de yack qui agonise.

Les épaules voûtées, la démarche chancelante, chaque pas était une torture et les escaliers qui menaient à l'appartement lui semblaient interminables. Son sac lui paraissait lourd comme du plomb, chaque poussée sur ses cuisses le faisait gémir dans l'effort et Horizon se demandait sincèrement si la maison n'était pas au sommet des Montagnes de l’Après-Bastide.

Peut-être n'aurait-il pas dû se laisser embarquer dans ce concours de la plus longue··· distance avec un camarade sur les épaules – et Mercure (forcément, ils étaient en duo dans la bêtise) pesait son poids.

Toujours était-il, que Horizon était présentement le regret, comme à chaque fois qu'on l'influençait.

Il geignit sur les dernières marches et inséra enfin sa clé dans la serrure. Il prit quelques secondes pour reprendre son souffle, main agrippée à la poignée.

Ô bonheur, la maison, la douche fraîche et le décès sur le matelas. Adieu le Monde. Ce fut court mais intense.

Il s'engouffra dans le logement anticipant avec joie la sortie de la salle de bain en sentant autre chose que le bouc et les tapis de sol lavés au vinaigre. Pourtant, cette odeur était moins pire que celle de l'appartement, en particulier celle de la vaisselle accumulée dans l'évier et qui développait depuis plusieurs jours tout un écosystème.

Ils avaient peut-être dépassé les bornes des limites.

Bien entendu, pour lui, il n'y avait qu'une fautive, et il ne trouverait la criminelle nulle part autrement que dans le canapé.

La voilà.

Ace la crapi.

Il marcha lentement vers le salon et déversa sur la pauvre ère qui se prélassait, l'ensemble de ses fringues de sport sales.

Mange ça !

— T'as rien fait de la journée !? J'espère au moins que t'as viré tes soutien-gorges de la douche et le paquet de gâteaux qui traîne à côté des toilettes. (Son sourire trahissait son faux mécontentement. Et d'accord, l'histoire du paquet de gâteaux était sans doute faux.) Je me tue à la tâche toute la journée moi. Allez, hop hop ! Laisse moi de la place. J'ai le droit de me reposer.

Il la poussa gentiment et s'installa (tout puant). Qu'elle ait bougé ou pas, n'était pas son affaire.

5 ans plus tôt ; dans une résidence quelconque de Sonwich

Ace sentait poindre la faim, mais ne trouvait ni la volonté ni l’énergie de se confronter à la réalité de ses besoins.

Absorbée par le feuilleton qui défilait à l’écran, son corps sans tension se déployait de tout son long dans le canapé moutarde du salon, sa tête posée sur un accoudoir tandis que ses pieds nus étaient enfouis sous des coussins épars. Sa main, guidée par une quelconque habitude, se dirigea distraitement — une fois de plus, pour dire vrai — vers le paquet de chips qui trônait sur la table basse, mais elle ne rencontra que du vide : le sachet, ouvert depuis au moins deux jours, avait été vidé depuis au moins aussi longtemps.

Et ce constat l’englua un peu plus encore dans sa torpeur.

Il ne lui restait donc qu’à être spectatrice des idylles tumultueuses d’Alexandre et de sa bien-aimée, puis de sa dulcinée avec une autre, et ainsi de suite, dans un tourbillon d’intrigues intimes qui rendaient chaque liaison plus invraisemblable que la précédente. (Mais contrairement à ce que pouvait laisser croire son impassibilité de surface, Ace était curieusement captivée par toutes les impulsions du cœur dépeintes dans ce programme : elle-même rêvait d’être, un jour, emportée par une telle tourmente. Mais comment… ?)

Alors, l’effluve — fétide — qui se nicha dans ses cheveux sans crier gare la ramenait soudainement à une réalité bien moins grisante. Pas de jolies femmes ou de charmants profils à découvrir dans cette réalité, non.
Juste Horizon.
Dans tout ce qui le… caractérisait. À commencer par ses mauvaises manières.

Ace fronça les sourcils, se saisit du tas informe pour l’envoyer au sol sans plus de cérémonie — complétant ainsi le tableau du désordre ambiant de leur appartement de sa touche finale.

« Tu ne sais pas ce que j'ai fait aujourd'hui, » commença-t-elle avec fermeté, avant de marquer une courte pause, le temps d’assimiler les mots de son colocataire. « Mais tu étais au courant pour les gâteaux… ? » Horizon était décidément un curieux personnage pour vérifier ainsi l’intérieur de sa cuvette, et l'expression de Ace trahissait une certaine forme d'incrédulité.

Nonobstant ce retour à une existence moins plaisante, la jeune femme lui fit une place sur le sofa, rapportant ses jambes contre elle pour se blottir au fond de celui-ci.

« Vous n'avez pas de douches au gymnase...? » lui demanda-t-elle en esquissant une légère grimace face aux relents de sueur qui émanaient de l'entiereté de l'autre corps.

fb. 595

Horizon ne fît plus qu'un avec le canapé. Affalé, la tête en arrière contre le dossier et les pieds sur la table basse, il soupira longuement en fermant les yeux. Il avait besoin de quelques secondes pour se remettre de son ascension jusqu'à leur grotte de célibataires - appelons l'appartement tel qu'il l'était – et de l'entraînement. Il n'avait plus de "jus".

Il ouvrit un œil aux mots de sa colocataire. 

— Comment ca ? T'avais vraiment un paquet de gâteaux dans les chiottes !? (Il ne put s'empêcher de s'esclaffer.) C'est pour ça que tu les squattes toujours pendant dix ans. Tout s'explique !

Il posa son regard sur le paquet de chips vide à côté de ses pieds. En y repensant, il commençait à avoir faim et il avait oublié de prendre une collation en partant. ll pouffa une dernière fois.

— Sérieusement, t'es trop crade... (Hôpital qui se fout de la charité.) ... Il en reste au moins ?

Il pourrait en piquer un pour le plaisir, avant la douche. Elle avait raison, même lui sentait sa propre transpiration, avec ses notes particulières de fonte et de camaraderie.

— Alors Madame, figurez vous que oui, il y a des douches, mais c'est jour de concours de claquage de fesses à la serviette et j'ai eu pitié d'eux. Je me suis retiré de la compétition pour leur propre bien tu vois, il faut bien laisser quelqu'un d'autre gagner de temps en temps. Et puis, je ne voulais pas louper ce merveilleux épisode de… 

Ses yeux se plissèrent vers l'écran. Il ne savait même pas ce qu'elle regardait et cela ne l'intéressait pas. Il fit la grimace.

—  … Ton truc.

Horizon regarda la télévision une bonne minute, puis décida que c'était vraiment trop nul et s'engouffra avec ses fringues sales, dans la salle de bain. Elles finirent sur un tas aussi haut que lui qu'il n'osa pas regarder de peur que son cerveau ne lui rappelle qu'il n'avait plus qu'un sous-vêtement et une paire de chaussettes.

La douche lui fit un bien fou. En se séchant doucement les cheveux – il en prenait grand soin – Horizon se fit à nouveau rappeler par cette montagne qu'il était tant de faire la lessive. Dans un grognement fatigué, il chargea la machine comme une mule, et même avec ça, il allait devoir la faire tourner deux fois – s'il n'oubliait pas.

Il sortit de la salle de bain en pyjama accompagné d'un nuage de vapeur.

— On se commande un truc ? J'ai trop la dalle et je crois qu'il n'y a rien dans le frigo.

Pour une fois, Horizon pouvait se permettre de faire un imper à son alimentation stricte. Il fallait mieux ça que s'occuper des assiettes qui traînaient dans l'évier.

Il n'avait pas peur des plus expérimenté.es que lui, mais la vaisselle, ça, c'était terrifiant.

Ace braqua vers lui un regard glacial, celui qu’elle réservait pour les moments où son imbécillité se manifestait plus distinctement plus encore que d’accoutumés.

« Je ne mange pas aux toilettes, qui ferait ça ? »

Elle avait en réalité imaginé tout un dispositif sous le capot du réservoir des toilettes ; un panneau coulissant dissimulant un compartiment secret, assez vaste pour y loger discrètement un objet une fois ce dernier rendu imperméable. Il lui avait paru pertinent d’employer des friandises pour démontrer le bien-fondé de ce mécanisme, d’en prouver l’efficacité… Mais le temps avait fait son œuvre, et elle en était venue à oublier le projet d’un après-midi peu constructif jusqu'aujourd'hui, qui ne lui semblait désormais ni novateur ni réellement ingénieux. Si Horizon avait découvert la ruse, alors ses collègues ne feraient qu’en rire à gorge déployée et c’était une humiliation de plus dont elle se passerait bien.

Quant au jeu auquel se livraient manifestement les confrères d’Horizon dans le secret de leurs ablutions intimes, il ne rencontrait aucun écho dans ses habitudes. C’était, sans doute, un élément d’une routine de douche propre aux garçons, qui suscitait chez elle très peu d’intérêt. L’espace d’un temps, l’image de Mercure et d’Horizon s’adonnant à quelques-uns de ces échanges lui traversa l’esprit, mais la scène lui parut si déplaisante, pour ne pas dire intrusive, qu’elle préféra se replonger silencieusement dans son feuilleton tandis qu’Horizon se rendit à la douche.

À son retour, ce fut le son d’une ritournelle publicitaire qui répondit en lieu et place de la voix de la jeune femme. Ace dormait paisiblement sur le canapé, ses bras enroulés autour d’un oreiller de plumes, le sommeil doux et profond en apparence — un repos bienheureux, en réalité volé à des heures qu’elle ne pouvait vraiment s’offrir.

fb. 595

Son retour dans le salon et sa proposition ne provoquèrent pas la réaction attendue. Horizon était seul au milieu du silence de Ace et du son des publicités.

Son regard s'arrêta sur les images. Il trouvait cela toujours cocasse de voir des combattants qu'il connaissait à la télévision et dans des pubs pour des produits de rasage, de déodorants ou de vêtements de sport. Malgré sa popularité grandissante – auprès des jeunes et des moins jeunes – Horizon n'avait encore jamais décroché ce type de contrat. Et si cela présentait, il espérait voir au milieu de 40 pages de petites lignes en caractères taille 7 interlignes 0.5, que ce soit pour des produits capillaires.

Il soupira doucement, la tête penchée par-dessus le canapé. Génial, Ace s'était endormie. Contre toute envie de casser les pieds – un effort surhumain qui devrait être félicité –, il décida de la laisser tranquille (pour le moment).

Plutôt, il récupéra son téléphone dans le fond de son sac et se rendit sur une application de livraison de repas à domicile. Il n'avait pas envie de réfléchir ce soir, alors il reprit une des commandes qu'ils avaient faite à l'occasion. Comme aux combats, il fallait être stratégique : profiter des promos pour commander beaucoup trop et repousser encore d'une journée l'horrible mission de la vaisselle.

Commande faîte, il se rapprocha doucement du canapé, en prenant soin de ne pas réveiller l'ourse qui dort. C'était sans compter son orteil aligné miraculeusement avec le pied de la table basse.

Le choc lui arracha un glapissement de douleur.

sfdfhghjrtjklkcfgfdssdgh

Pendant une fraction de secondes, Horizon vit l'Univers. C'était pire qu'une coupure avec un bout de papier sur laquelle on aurait déversé du jus de citron ; pire que la fois où la petite Isadora lui avait mis un coup de fleuret dans le ventre ; pire que toutes les fois où il s'était cassé quelque chose.

Dans un réflexe, il mit la main à son orteil et se pencha, maintenant à cloche-pied, pour évaluer les dégâts. Les jambes affaiblies par l'entraînement de la journée et avec un pied posé sur un vieux paquet de chips, il glissa et s'écrasa avec la grâce d'une pierre sur le corps inerte de sa colocataire.

Nul doute qu'il l'avait réveillée. Au moins il ne l'avait pas tuée.

— Allez, arrête de prendre toute la place. (Tentative de sauver la face qui se soldera par un échec. 100% certain.)

Il s'assit sur l'accoudoir en attendant, sifflant entre ses dents alors que son orteil souffrait encore.

— J'ai commandé. Je savais pas ce que tu voulais alors j'ai pris comme la dernière fois.

Thumbs up fier.

Ace, qui possédait les clefs d’or du royaume des songes — plus précisément, ses bras, enserrant précieusement son oreiller —, sentait son corps s’abîmer dans cette pénombre inarticulée où tout n’était que légèreté et quiétude. Mais la paix soudaine qui s’offrait à elle se rompit brusquement quand un poids brutal s’écrasa sur elle, tranchant net le fil de ses rêves comme celui de sa respiration.

Sous l’impact, ses paupières s’écarquillèrent dans un mélange de stupeur et d’incompréhension et le sommeil laissa sa place à une frénésie plus confuse.

« Ça va pas ?! » tonna-t-elle en boutant au loin son colocataire, avec une force puisée dans l’élévation même de son mécontentement, ses jambes fusant dans un réflexe dans les cuisses d'Horizon, ce qui manqua de peu de faire basculer complètement ce dernier de l’accoudoir. La jeune femme, toujours en train de se remettre du choc, massait ses côtes endolories et soupira avec exaspération.

Cependant, ses sourcils se haussèrent imperceptiblement à la mention de la commande passée.

Ace avait le pardon facile.

« Et tu paies ? » demanda-t-elle d’une intonation plus enthousiaste, encore légèrement somnolente, mais qui laissait transparaître un soupçon d’excitation tranquille. Elle se redressa, lui fit enfin un peu de place sur le canapé du salon tout en jetant un œil vers son téléphone portable. Sa main se tendit vers l’appareil : « Montre-moi. Je ne me souviens plus de ce qu’on a commandé la dernière fois. Pas O’Pizza, j’espère.  »

fb. 595

Il aurait pu disparaître de l'autre côté du canapé et sa colocataire n'aurait eu aucune culpabilité ou remords de l'avoir poussé. D'où sortait-elle une telle rapidité ? L'espace d'un instant, Horizon imagina Ace dans l'arène à serpenter entre les coups, mais rapidement, il en conclut qu'un tel temps de réaction devait être le fruit d'un entraînement gargantuesque aux vols de derniers morceaux dans les bacs de buffet à volonté.

L'orteil toujours à l'agonie, et maintenant les cuisses qui n'avaient pas demandé à subir un coup de talon dans un des hématomes du jour, il serra les dents en se rattrapant sur le dossier. Lui aussi, il pourrait soupirer, mais il était trop occupé à se frotter la jambe pour faire partir la douleur.

En se tournant vers sa vilaine colocataire – ce n'était pas de sa faute s'il s'était cogné contre la table – il vit la main tendue vers son téléphone.

Super.

— Tu me frappes et après tu fais la fine bouche. Génial ! (Il lui fila son téléphone, il n'avait pas grand chose à cacher, pas même la photo de groupe de tous les combattants dans des costumes ridicules, et qui lui servait de fond d'écran.) Je suis un coloc maltraité ! Bon qu'à payer pour calmer la fureur d'une Ace affamée !

Quel acteur il était. Et un très mauvais, avec sa moue exagérée et ses yeux éplorés.

— Si t'es pas contente, je mangerai tout pour la peine. Voilà !

Elle savait qu'il en était capable.