I'll take my time to make you smile — ft. Zacharie

– Salut beauté. Tu as été éblouissante, comme toujours.

Il, elle s'installe à tes côtés, déjà un peu Alphée, encore un peu D'Or Fée, dans cette tenue bleue et blanche et or que tu l'as vu coudre sur un coin de table et qui, dans la pénombre de bronze du Fortuna, n'a rien à envier à une parure de conte et de légende. Tu l'accueilles avec le feu de ton sourire, de ton regard et de tes joues, tu n'as pas ménagé ta voix quand elle, il a fait son apparition sur scène, tu as déjà un peu bu aussi (et tu as chaud là où sa main a touché ton épaule).

Tu t'amuses à retrouver le garçon derrière la fée, les traits que tu connais si bien sous les ombres factices qui redessinent la mâchoire, les pommettes, l'arête du nez. Les yeux, ses yeux, étincelants au milieu de toutes ces couleurs appliquées une par une au pinceau. Cette chevelure rousse, interminable, qui n'est pas la sienne – et pourtant… Tu dois te retenir d'aller chercher une boucle entre deux doigts, on ne touche pas à la perruque d'une queen, mais l'envie est là (approcher ta main de son visage).

Sa boisson arrive, la tienne aussi. Vous trinquez (vos genoux manquent de se frôler sur ces étroits tabourets).

– Pas trop lourdes, les cornes? Besoin que je te débarrasse de quelque chose?

C'est le genre de questions absurdes que tu t'es habitué à poser ici. Le Fortuna, lieu de tous les possibles. Le show a repris, peut-être n'est-ce que la bande-son du cabaret, tu n'y fais plus vraiment attention. Tu es heureux d'être là, heureux qu'Alphée prenne le temps d'être à tes côtés, le temps d'un verre.

– Au fait, Jo te passe le bonjour. Elle n'a pas pu venir, le boulot…

(tu prends une mine désolée mais tu ne l'es pas).

Le silence ne t'as jamais dérangé, Zacharie. Vous vous êtes mutuellement apprivoisés, de fauve à fauve, quand vous vous retrouviez nez à nez dans tes cachettes, tes tanières, ces non-lieux de tranquillité que tu collectionnes et gardes jalousement. Alors tu ne t'inquiètes pas outre mesure lorsqu'un ange passe au-dessus de vous deux, (l'amoureux) et la fée. Le Fortuna vous enveloppe de son atmosphère synthétique. Ici, tu peux être qui tu veux. Mais qui veux-tu être?

– C'est que tu as un agenda de Gouverneur! Et j'ai été très occupé aussi…

Tu dis volontiers que le jour où Alphée aura terminé ses études, le Dr. qu'il placera devant son nom sera autant celui de «drag queen» que de «docteur». Il t'impressionne, à jongler ainsi entre les deux. Sans gêne, sans y penser, tu le dévisages. L'arc sombre que dessine la dentelle de sa perruque sur son front, la légère sueur qui fait briller ses tempes malgré la poudre, la trace de rouge à lèvres qu'il laisse sur le verre, ses ongles peints, le triangle de peau nue que ses habits de lumière découpent sur son ventre. Il y aurait tant de choses à dire et cela fait des années que tu ne les dis pas. Le silence ne t'as jamais dérangé. Tu t'en sers comme d'un bouclier, d'une ligne de fuite. Ton silence est une machine de guerre.

– … Les loges?

L'invitation te prend au dépourvu, tu réagis avec un temps de retard.

– Jamais, non. Mais je te suis!

Te voilà déjà sur pied, à peine chancelant. D'autorité, mais avec précaution, tu as pris la drôle de coiffe cornue dont D'Or Fée s'affuble et peut-être, peut-être, était-ce là un prétexte pour effleurer des doigts sa cuisse ceinte d'un bracelet doré, sous les voilages bleus.

– Allez, donne-moi ça, 'Phée. Porter des trucs, c'est littéralement ma job.

Contrairement à Alphée, tu sais très bien à quoi ressemble la peur.

Il te prend la main, elle aussi. Tu sais où se trouve sa source: c'est là où ta cage thoracique fourche. Elle se déploie entre ton cœur et tes poumons, écrasant les deux, jaillit de tes omoplates, rampe sous la peau de tes épaules et de ta nuque, acidifie toute ta mâchoire, distille son venin sur ta langue exactement. Le sang t'a quitté, il n'y a plus qu'elle dans tes veines, elle a remplacé ton odeur, ta sueur, ton nom.

La main d'Alphée se resserre autour de la tienne, la sienne aussi. La foule que vous traversez s'est changée en océan de chair. Tu vas mourir.

Les loges. Porte ouverte, porte fermée. Le brouhaha du Fortuna, guillotiné. Le silence, la pénombre, le désordre. Vous deux. Vous trois.

Alphée se laisse tomber dans un fauteuil, encore un peu créature, création. Le contraste du velours rouge avec le bleu, l'or, le corps. La peur a passé un nœud coulant autour de ton cou. Jette-toi sur lui et tu seras pendu. Tu ne bouges pas, frappé d'imbécilité.

Tout à coup vertige: la peur a reflué et tout ce sang nouveau, riche, chaud te monte au visage, incendiant chaque nerf anesthésié. La coiffe, tu l'abandonnes sur un coin de table, tu cherches juste quelque chose à faire, quelque chose pour occuper tes mains. Jamais tu ne t'es senti aussi laid, aussi gauche, aussi fade. En cet instant précis, cruellement conscient du moindre frisson qui te compose, tu tuerais pour un peu de cette phosphorescence qui sourd en murmurant (tout bas, tout bas) d'Alphée.

Est-ce qu'il t'a parlé? Peut-être qu'il t'a parlé.

Tu ne te sens pas la force de répondre, pas tout de suite. Le poids des mots pourrait suffire à tout briser. C'est sans un mot que tu te t'approches,

sans un mot que tu t'assoies par terre,

sans un mot que tu poses la tête contre sa jambe.

– S'il-te-plaît… Pour le moment, ne dit rien.

Tu fermes les yeux pour ne pas risquer de la voir: cette main, cette main amie, cette main aimée, qui avec une insupportable tendresse vient se poser sur ta tête; ces doigts qui se glissent dans tes cheveux, jouent avec tes cheveux, tirent tes cheveux. Un geste qu'il a déjà eu, souvent, quand vous étiez seuls ensemble. Un geste lui aussi enterré dans le silence, et jamais exhumé. Tu ne lui as jamais rendu la pareille. L'alcool pulse dans tes veines et ce battement sourd, la chaleur d'Alphée, sa main qui folâtre sur ta tempe… Tu t'assoupis. Ce n'est pas baisser les armes: c'est lever une nouvelle barrière.

Vous pourriez rester ainsi éternellement, en stase, loin du fracas et de la violence du monde. Mais Alphée se lève, te murmure qu'il se lève, s'en va. Il te promet qu'il fera vite, tu espères qu'il prendra tout son temps, tout le temps du monde, qu'il ne reviendra pas. Heureusement, vous avez bu. L'ivresse fait le meilleur bouc émissaire. Ce moment d'intimité étrange, qui n'a pu exister que parce que vous considérez qu'il ne peut pas exister, rejoindra la cohorte des autres moments sans noms, sans visages, qui vous suivent en silence, gravement: une procession funèbre. Et si d'aventure vous vous risquez à l'évoquer: «Haha ouais, on était déchirés ce soir-là…»

Tu es seul. Un long moment tu restes là, assis au sol, appuyé contre le fauteuil d'or et de carmin. Les yeux mi-clos, tu observes les loges désertes. Les miroirs aux cadres semés d'ampoules, les tringles à vêtement lourdes de textures et de couleurs, les comptoirs maculés de fond de teint et de fard, l'odeur de sueur, de poudre fixatrice et de parfum, la rumeur étouffée du Fortuna, le froissement léger des habits qu'Alphée quitte et revêt. Lieu de passage, liminal: un seuil entre le monde réel et celui de la scène, où personne ne devrait s'attarder. Tu hantes les loges de ta propre vie depuis des années.

Il faudra que tu lui dises un jour, Zacharie. Que tu lui parles de moi.

Mais déjà tu t'es relevé, tu as sorti ton téléphone pour te donner une contenance, la lumière blanche éclabousse tes doigts et ton visage, tu ne lis rien de ce que ton pouce fait défiler machinalement. Quand Alphée revient, le sourire avec lequel tu l'accueilles étincelle de candeur.

– Alors, Alph'! Tout est prêt? P'tite after?