actionnaire de nos hypocrisies — ace

— Ses parents incarnaient un couple d’une félicité exceptionnelle — d’une beauté intacte malgré le passage des années, d’un bien-être immuable malgré le poids des péchés. L’on aurait pu croire que la revanche du Sort — la vindicte des persécutés ou la justice divine — les aurait privés de descendance, pour former la seule trouée de noir dans le tableau immaculé de leur idylle, mais la clarté de leur bonheur, entachée par des crimes dont tout le monde avait la certitude sans jamais pouvoir les prouver, ne s’assombrit aux yeux de personne, pas même un instant en aucun jour. Ace fut l’aînée de trois ; première note de la partition de l’après-meurtre, et ses sœurs cadettes devinrent les enfants du lendemain de tous les forfaits.

— Ace avait longtemps cru que, si l’amour véritable de ses parents lui avait été refusé (car, rappelons-le, cet amour ne brûlait que pour deux), son prénom portait en lui des promesses d’attentes secrètes. Cette pensée lui avait inspiré un certain orgueil, qui avait défini les grandes lignes de sa conduite jusqu’à son dernier jour à l’Institut de la Conduction, où elle se distingua en tant que major de sa promotion.

— Dans un cruel tour d’ironie, Ace connut son plus profond désenchantement au pinacle de la réussite : ce jour-là, une inconnue lui remit un contrat — le sien — récapitulant avec une précision troublante l’ensemble des paramètres ayant façonné sa vie, de ses réussites scolaires à ses premières attractions ; des événements qu’elle avait toujours considérés comme étant le fruit de son libre arbitre. Elle découvrit comment ses parents avaient monnayé son avenir pour effacer leurs fautes, l’asservissant à un avenir dicté par leur Lignée. Ace comprit que son nom n’avait jamais été destiné à la magnifier : elle n’avait jamais été que l’atout maître de leur bonheur conjugal, sacrifiée sur un autel de rapacité.

— Façonnée par d'autres pour devenir quelqu'un.

— Extorquer des créances imaginaires, bousculer des figures influentes pour acquérir des faveurs, espionner au profil de commanditaires inconnus, recruter pour les Volontés des gens de rien qui pouvaient former un tout : la vie à laquelle elle avait autrefois aspiré appartenait désormais à un passé lointain. Il semblait pourtant que Ace avait accepté cette fatalité sans y opposer trop de résistance. Elle aimait toujours ses parents, car bien qu’ils l’aient vendue à d’autres intérêts, ils lui avaient tout de même offert deux jeunes sœurs qui s’épanouissaient dans une bienheureuse insouciance. Et si elle aspirait parfois à une existence plus lumineuse, elle avait maintenant de nouveaux repères qui lui convenaient bien.

— La vie à l’Arceau était, en fin de compte, d’une simplicité étonnante, et les affaires de sa Lignée comme celles des dirigeants ne la concernaient guère. Pour l’instant.